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lundi 1 janvier 2018

LE PROJET HAYDN (7). LA PÉRIODE ROUGE 1784-1795 (Première partie)

Le Projet Haydn (7).
La Période rouge, 1784-1795 (Première partie)

1. Le vengeur masqué
2. Liberté et demandes
3. Musique rouge
4. Le plus pop des Classiques!
5. Le non-événement Beethoven et les «règles»
6. Comment Haydn pensait et créait: pensée autistique en action!!
7. Forme sonate et liberté classique


Cet article est le septième d’une série dans laquelle je vous initie à l’art de Joseph Haydn. Pourquoi Haydn? Tout simplement et subjectivement parce qu’il est mon compositeur préféré tous styles et époques confondus! Mais attention : il y a mon goût, il y a aussi la matière et celle que nous offre Haydn est d’une richesse rare.

Le premier article situait le génie du compositeur :
Le second article situait les «massifs» des genres musicaux qu’il a pratiqué sa carrière durant :
Le troisième article portait sur sa première période créatrice, que j'ai nommée Période bleue (des débuts jusqu’en 1766):
Le quatrième article portait sur sa seconde période créatrice, que j’ai nommée Période mauve (1766-1773) :
Les cinquième et sixième portaient sur sa troisième période créatrice, que j’ai nommée Période rose (1773-1784) :



1. Le vengeur masqué!



Une des versions de référence des Symphonies parisiennes.
Harnoncourt fait toutes les reprises, toutes! Le paradis!
Et surprise: l'introduction lente de la Symphonie #85 doit
bel et bien être reprise, ce que personne ne fait.
Ici, chacune des symphonies fait autour de 30 minutes,
d'où trois disques au lieu des deux habituels. 
En 1784, Joseph Haydn a 52 ans. Il vient de demander et d’obtenir une nouvelle marge de liberté de la part de son patron et ami, le Prince Nicolas Esterhazy 1er. Pendant les années précédentes, le Prince, atteint d’une boulimie opératique, avait commandé plusieurs opéras à Haydn qui devait par ailleurs diriger de très nombreuses représentations d’opéras, les siens et ceux de plusieurs compositeurs. Or, Haydn ne se sentait pas le «naturel» d’un compositeur d’opéras, et voulait en finir avec cette tâche qui commençait à lui peser. Loin de considérer son haut fonctionnaire Haydn comme un esclave, Nicolas lui proposa un marché : Haydn n’aurait plus à composer de nouveaux opéras, mais il continuerait à diriger les représentations du palais. Marché conclu à la grande satisfaction des deux partis! 

Un autre marché, plus informel celui-là, avait déjà été conclu entre eux, à l’avantage de Haydn. Par clause contractuelle, Haydn devait réserver l’exclusivité de ses œuvres à son patron et à sa cour : en théorie, il lui était donc interdit de faire publier ses œuvres. En pratique, le Prince n’a jamais appliqué cette clause, tout en sachant que son musicien faisait de fait publier sans autorisation de ses œuvres. Si bien qu’au début des années 1780, la musique de Haydn était connue bien au-delà des limites de la cour d’Esterhazy, partout en Europe de fait. Les éditeurs avaient trouvé là une véritable mine d’or puisque les éditions pirates d’œuvres de Haydn étaient courantes, et que les éditeurs n’hésitaient pas à publier sous le nom de Haydn des pièces qui n’étaient pas de lui, cela en toute connaissance de cause, histoire de faire beaucoup d’argent avec un nom aussi bon vendeur! Ainsi, quelques 260 Symphonies ont été publiées sous le nom de Haydn au 18e siècle, alors qu’il «n’en a composé que 104» : plus de fausses que de vraies! On a souvent dit que Haydn était cupide dans ses relations avec les éditeurs, au point de vendre en «exclusivité» aux uns des œuvres déjà publiées chez tel autre ou, pire encore, de vendre lui-même sous son nom des pièces qui n’étaient pas de lui – il l’a fait une fois pour se venger d’un éditeur qui l’avait floué! La simple vérité est que Haydn a eu la perspicacité de comprendre la jungle sans scrupules qu’était alors le monde de l’édition, et de remettre la politesse à des éditeurs qui profitaient illégitimement de lui. À malin, malin et demi et «Puisque ça marche ainsi, d’accord, je vais jouer moi aussi selon vos règles!».

Interlude musical 1. Leonard Bernstein dirige la Symphonie #88, 
à la tête de l’Orchestre philharmonique de Vienne

2. Liberté et demandes

Paris au 19e siècle, par Pissarro
Un événement triste sera néanmoins pour Haydn une opportunité d’accroître davantage sa marge de liberté : en 1790, le Prince Nicolas décède et son successeur, Anton, qui n’avait pas la même passion pour l’art, a décidé de dissoudre son orchestre. Haydn conserve son titre, sans aucune baisse de salaire (!), et décide de s’installer à Vienne.

Donc au début des années 1780, Haydn est libéré de la composition d’opéras et sa notoriété est telle qu’il reçoit des demandes et des commandes de l’extérieur pour de nouvelles œuvres. Pour lui, il s’agit de la consécration internationale. Notons quelques commandes. 
En 1784, la société de concerts de la Loge Olympique de Paris lui commande six Symphonies – ce seront les Symphonies parisiennes (Symphonies #82 à 87); Paris lui commandera aussitôt deux autres Symphonies (#88 et 89), puis encore trois autres (#90, 91 et 92 – cette dernière sera jouée à Oxford en Angleterre lorsque Haydn recevra un diplôme Honoris causa, d’où son sous-titre Oxford); 
En 1785, la ville de Cadix (Espagne) lui commande les Sept dernières paroles du Christ, une œuvre exceptionnelle pour orchestre dont je reparlerai; 
Haydn dédie ses six Quatuors à cordes opus 50 au Roi de Prusse Frédéric-Guillaume III qui était bon violoncelliste; 
Le violoniste Johann Tost lui demande douze autres Quatuors (les opus 54/55 et opus 64); 

En 1786, le Roi de Naples Ferdinand IV, un incurable épicurien, lui commande des concertos pour deux «lyres organisées», un instrument aussi charmant que bizarroïde qu’il adorait (Haydn devait douter fort de l’avenir de cet instrument, puisqu’il réorchestra aussitôt ses cinq concertos miniatures pour flûte et hautbois, accompagnés par les cordes et deux cors); en 1790, ce drôle de Roi récidive en demandant des Nocturnes à Haydn qui lui en livrera au moins huit (seuls deux mouvement du #6 nous sont parvenus, ce qui laisse croire que d’autres Nocturnes soient perdus) – des œuvres que Haydn réinstrumente à nouveau, et qui sont de la musique de chambre avec des timbres magiques : par exemple, le #1 demande flûte, hautbois, deux clarinettes (instrument rarement utilisé par Haydn), deux cors, deux altos, violoncelle et contrebasse. Sans compter parmi les «indispensables de Haydn», ces œuvres concises pour lyre sont de haute facture, pleines d’esprit, de fantaisie et même de profondeur dans certains mouvements lents. 
 
Londres, en 1751
 
Puis, ce seront les œuvres composées à la demande du violoniste et imprésario londonien Johann Peter Salomon, au premier rang desquelles les douze Symphonies londoniennes (#93 à 104), des œuvres regorgeant de moments anthologiques! Car oui, pour la première fois de sa vie, Joseph Haydn va entreprendre deux grands voyages, les deux à Londres où il est engagé pour diriger sa musique; deux séjours prolongés, de janvier 1791 à juin 1792, et de janvier 1794 à août 1795. Haydn entre alors dans sa soixantaine, et son ami Wolfgang Amadeus Mozart a tenté de le dissuader d’entreprendre de tels voyages à son âge. Mozart craignait qu’ils ne se revoient plus : ils ne se reverront plus en effet, mais parce que Mozart décéda le 5 décembre 1791 à 35 ans seulement, nouvelle qui bouleversa profondément Haydn. Mozart avait aussi craint que Haydn ait des problèmes de communication là-bas parce qu’il ne parlait pas un mot d’anglais, mais Haydn l’a rassuré : «Ma langue est comprise à travers le monde!».

Interlude musical 2. Aimez-vous la vielle organisée?!
Nocturne #3 en Do majeur, pour deux vielles organisées, deux clarinettes en do, deux cors, deux altos, violoncelle et contrebasse. Matthias Loibner et Thierry Nouat, lyres organisées; Ensemble baroque de Limoges; direction : Christophe Coin

3. Musique rouge

Mozart tentera de dissuader Haydn de se rendre à Londres
Ce contexte stimule Haydn et le fait entrer dans une nouvelle phase créatrice. Je nomme Période rouge ces années 1784-1795, rouge comme la couleur emblématique du Royaume-Uni, car son apogée sera ces deux séjours prolongés que Haydn fera en Angleterre. C’est la période de composition la plus parfaite, en ce qu’elle ne contient aucune production secondaire (comme les Trios pour baryton de la période mauve) ni production prêtant à certaines réserves (comme les opéras de la période rose). Cette période renoue en fait avec la perfection de la première période (Période bleue), mais avec tout l’enrichissement des années. Les œuvres de la Période bleue se caractérisaient souvent par une concision presque insolente (c’est la période la plus «anti-romantique» de Haydn qui déstabilise les amateurs de «profondeur» qui n’y comprennent rien!); les œuvres de la Période rouge présentent le même enjouement enthousiaste, mais en des formes plus développées, denses et sophistiquées – quoique la concision demeure une valeur importante chez Haydn.

Sans opéras à composer, Haydn renoue à plein régime avec le domaine où il est expert : la musique instrumentale. On trouve ainsi dans les onze années de cette période :

Les Symphonies #82 à 104 (23 Symphonies! Et ce seront les dernières)

Les Quatuors à cordes opus 42 (1), opus 50 (6), opus 54/55 (6), opus 64 (6) et opus 71/74 (6) – 25 Quatuors!

Les Trios pour piano, violon et violoncelle #18 à 41: 24 Trios! Et des oeuvres à ne pas rater: superbes.Note: dans les Trios #28, 29 et 30 (de 1789-90), la flûte remplace le violon, quoique certains interprètes les font avec violon tout de même. Mais à mon avis, la flûte est essentielle ici. Ces oeuvres appartiennent au même monde fantaisiste, enjoué et féérique que Papageno, l'oiseleur de La flûte enchantée, opéra que Mozart composera peu après (et qui sera créé en septembre 1791).

Les Sonates pour piano #58 à 62 qui seront ses dernières), en plus de quelques autres œuvres pour piano, dont les extraordinaires Variations en fa mineur de 1793, en fait un Andante de quinze minutes culminant vers la fin dans un sommet annonçant Brahms)

Une version de référence des Symphonies londoniennes.
 
 
… Cela en plus de diverses autres œuvres moins «classables», comme les Divertimentos pour deux flûtes et violoncelle (1794) – non pas pour flûte, violon et violoncelle ainsi qu’on les joue à l’occasion; des pièces brèves mais à la sonorité unique.

Aucun concerto, à part les cinq pour lyres! Haydn aimait peu ce genre, contrairement à Mozart. Un seul opéra, pour Londres : une œuvre extrêmement mystérieuse qui, déjà porte deux titres : L’Anima del Filosofo et Orfeo ed Eurydice (1791) : choisissez celui que vous préférez! Œuvres mystérieuse aussi parce qu’une chicane entre deux maisons d’opéras rivales empêchera sa production et, en fait, personne ne semble savoir si cet opéra est vraiment achevé ou non! À peu près rien en musique sacrée non plus, sinon une série étonnante de canons pour chœur a cappella basée sur Les Dix Commandements (1791-92). Quelques chansons pour voix et piano, en allemand et en anglais.

Une quantité phénoménale de musique : juste les œuvres composées pour les deux voyages à Londres représentent plus de 1500 pages manuscrites de partitions! Mais il n’y a pas que la quantité : le miracle est dans la qualité, très haute et constante jusque dans les «petites» œuvres.

Interlude musical 3.
Paul Badura Skoda interprète les Variations en fa mineur

4. Le plus pop des Classiques!

En quoi ce contexte nouveau, avec un rayonnement international, a changé le style de Haydn? Pour l’essentiel, Haydn reste tout d’abord lui-même, authentique. Il montre une fidélité pour les valeurs qui lui sont chères : une certaine forme d’humour (un exemple : dans le mouvement lent de la Symphonie #93, Haydn interrompt une section éthérée par une note incongrue, soudaine et fortissimo du basson, chose que nul autre aurait osé faire!), l’inventivité et le renouvellement des formes, la pudeur d’expression (qui n’est pas froideur : ce seront surtout les mouvements lents des œuvres de cette période qui marqueront les auditeurs et seront bissés en concert), une «musique de cristal» dans laquelle chaque note est essentielle et bien à sa place, un équilibre alchimique entre rigueur et fantaisie (la Symphonie #88 est un bel exemple : chacun de ses mouvements, sauf le Menuet, n’est basé que sur un seul thème – qui a dit qu’il fallait toujours deux thèmes?), de la curiosité pour de nouveaux timbres : les lyres et les clarinettes des Nocturnes – des clarinettes en do, plus crues de timbre, les dernières Sonates pour piano composées pour un instrument élargi… Haydn conçoit même de la musique mécanique! Ce sont des pièces pour horloge à musique, jouées automatiquement lorsque le pendule arrive à telle heure! Voir cet article très intéressant :

Pour déguster la lyre organisée!
Par contre, en recevant des commandes de Paris et de Londres, Haydn a pu composer pour des orchestres plus grands que son orchestre à la cour). Son écriture s’en ressent. Dans les textures (combinaisons instrumentales rares; brefs solos ici de violon, là de violoncelle, etc.) : exemple remarquable, le thème du mouvement lent de la Symphonie #88 (que Brahms admirait) est exposé par un hautbois et un violoncelle à l’octave, accompagnés par basson, cor, altos et basses, une merveille sonore. Dans la plus grande autonomie que prennent les vents. Dans l’utilisation plus fréquente des timbales, y compris dans les mouvements lents, chose rarissime alors; utilisation plus fréquente, mais plus nuancée aussi, car Haydn l’utilise jusque dans des nuances douces – la Symphonie #100 demande même quatre percussionnistes (timbales, cymbales, grosse caisse et triangle), jusque dans le mouvement lent, geste unique. Deux clarinettes joignent l’orchestre haydnien dans les Symphonies #99, 101, 102, 103 et 104.

Le cadre des mouvements lents s’élargit : on en trouve plusieurs qui ne sont pas lents mais plutôt allant, allegretto, et on en trouve tout autant qui sont très lents, genre Largo, et qui résonne comme des hymnes.

Le fait de s’adresser non plus à un public choisi, mais au «grand public», a renforcé le goût de Haydn pour les tournures populaires – c’est le plus pop des Classiques! Il avait toujours démontré ce goût (des critiques avaient reproché à certains de ses premiers Quatuors à cordes d’être «rustiques»!). Mais on retrouve maintenant davantage de bourdons qui résonnent comme les cornemuses, de citations de chansons populaires, d’effets délibérément «grossiers» et pas très «classe», de thèmes aux allures de danses. Le musicologue Charles Rosen parle même d’une musique «agressivement populaire»!

Roulottes de Bohémiens, par Van Gogh (1888)

Mais cette influence populaire peut se faire raffinée aussi. Le mouvement lent du Quatuor à cordes opus 54 #2, en do majeur, confie au premier violon une ligne mélodique très ornementée, souvent en dissonance avec les autres instruments. Selon Hans Keller, cette mélodie très étonnante, dérangeante même, témoigne «d’une très profonde assimilation du style tzigane». Toute cette œuvre est d’ailleurs déstabilisante : cet étrange mouvement lent s’enchaîne sans interruption au Menuet; le Finale commence en tempo très lent (adagio), puis passe à un tempo Presto, qui s’interrompt pour ramener le tempo lent, et la pièce se termine ainsi très doucement, pianissimo…

Interlude musical 4.

Le Quatuor Danois interprète l’Opus 54 #2


5. Deux non-événements et les «règles»

Beethoven en 1801
Cette période extraordinaire est aussi marquée par deux non-événements qui ont fait extraordinairement couler d’encre, vu leur insignifiance réelle! Le premier: en 1782, Haydn adhère à la franc-maçonnerie, à l'invitation du Prince Nicolas et d'amis comme Mozart. Je ne sais pas pourquoi mais il semble qu'adhérer à la franc-maçonnerie constitue un Plus dans la bio d'un compositeur classique! Bon, Haydn y est, et peut-être que cela a favorisé la commande des Symphonies parisiennes par un orchestre qui était lié à la franc-maçonnerie... Mais après avoir assisté à quelques réunions, Haydn semble en avoir assez vu et se désintéresse aussitôt de la chose. Pas de quoi faire un cinéma... Le deuxième non-événement si passionnant: de retour à Vienne entre ses deux séjours à Londres, Haydn accepte de donner quelques leçons au jeune Ludwig van Beethoven alors âgé de 22 ans. S’il a eu quelques (rares) élèves, Haydn n’est pas un pédagogue, et n’a tout simplement pas le sens de l’enseignement. Sa désinvolture finira rapidement par exaspérer Beethoven, et les relations entre eux ne furent jamais bonnes. Haydn se lassera et confiera le jeune musicien à un véritable pédagogue, Johann Georg Albrechtsberger (1736-1809). Certains ont prétendu que Beethoven contestait le «conventionnel» Haydn qui tentait de lui imposer des «règles». Quelques observations. 1) Des leçons de contrepoint ne sont jamais super sexy : c’est une discipline austère en elle-même; 2) Haydn n’obéissait essentiellement qu’à ses propres règles et aucune de ses œuvres peut être qualifiée de «conventionnelle» : s’il suit des conventions, ce sont les siennes seules; 3) Monsieur Albrechtsberger, à qui il envoie Beethoven, est un musicien autrement plus strict, sévère et conventionnel!

Une superbe version, sur instruments d'époque et toutes les reprises! Des critiques détestent pourtant cette approche, mais je n'ai aucune réserve: au contraire, je recommande chaleureusement!
Quant aux règles, Haydn lui-même a dit ce qui en était lorsqu’un musicien lui posa cette question : «Avez-vous jamais imaginé un système ou des règles vous assurant la faveur du public?». Je lui cède la parole, car c’est une superbe réponse : «Je n’y ai jamais songé dans le feu de la composition, j’écrivais ce qui me semblait bon et le corrigeait ensuite selon les règles de l’harmonie. Je n’ai jamais eu besoin d’autres stratagèmes. Parfois, je prenais la liberté d’offenser non pas l’oreille, mais les règles les plus courantes des traités, et je soulignais alors de tels passages par les mots con licenza. On se mettait à crier : «Une faute!» en voulant me le prouver par [les traités] de Fux. Je demandais à mes adversaires s’ils étaient capables de prouver par l’oreille qu’il s’agissait bien d’une faute, et ils ne pouvaient que répondre non. Mon oreille également n’entend aucune faute, j’estime au contraire entendre quelque chose de beau, c’est pourquoi je demandais qu’on me laissât pécher contre les règles». Quant aux «conventions formelles», aucune musique de l’époque n’y souscrit moins : développement qui se poursuit dans la réexposition, thème unique (monothématisme) au lieu des deux thèmes usuels dans une forme sonate, imprévisibilité de la longueur des phrases, imprévisibilité de la succession des mouvements (surtout dans les fantastiques Trios pour piano, violon et violoncelle), etc., etc. Haydn fait ce qu’il veut des règles parce que c’est lui, au premier plan, qui a inventé le style classique, et que sa faculté d’invention ne s’est jamais refroidie. En fait, Haydn n’a pas besoin de «subvertir» ces dites conventions, parce que pour lui ce ne sont justement pas des conventions : ce sont des inventions, des choses vivantes et non figées.
Interlude musical 5. 

Sigisvald Kuijken et sa Petite bande (instruments d’époque) interprètent en concert la Symphonie #103, en mi bémol majeur – celle qui s’ouvre par un solo de timbales laissé par Haydn à la discrétion de l’interprète qui peut jouer un roulement doux, ou fort puis decrescendo, ou… À admirer : la superbe crinière du chef!



6. Comment Haydn pensait et créait: pensée autistique en action!

Nous possédons très peu d’esquisses faites par Haydn pour ses œuvres : il semble qu’il n’y attachait pas d’importance et les détruisait au fur et à mesure. Nous connaissons donc mal comment Haydn élaborait ses idées musicales. Mais nous avons celles de Finale de la Symphonie #99 – c’est en fait le seul de ses mouvements de symphonies pour lequel nous les ayons. Et c’est super intéressant! Cette esquisse se présente sur quatre feuilles de papier à musique. Haydn y a écrit ses idées dans l’ordre qu’elles lui venaient, et cet ordre ne correspond pas au plan final de cette pièce. Ces idées dérivent les unes des autres. Ce n’est qu’après les avoir toutes notées qu’il les a numérotées, de 1 à 30, mais non pas dans l’ordre qu’elles lui sont venues à l’esprit, donc non pas dans l’ordre où elles se trouvent dans ces quatre pages, mais selon l’ordre où elles apparaitront dans le fil de la pièce, et ces deux ordres ne sont pas identiques. Je donne un exemple fictif car je n’ai pas vu ces esquisses mais, par exemple, l’idée #12 peut être à la page 4, et l’idée #23 à la page 2. Je suis étonné, car je retrouve là ma propre manière de procéder! Haydn a fait germer ses idées de base, les a laissé croître et se ramifier, sans se soucier pour l’instant d’une autre logique ou d’une forme préétablie. Puis il les a disposées dans l’ordre qui formera la pièce. C’est un peu comme des blocs, des Legos, qu’il assemble. Une pensée qui procède non pas en voyant tout d’abord la forme globale mais, au contraire, qui va des points vers la ligne, des détails vers le tout. Bref, une pensée autistique! Fascinant. Alors, Haydn était-il autiste de type Asperger? Quelques indices pointent en cette direction... 

7. La «forme sonate» et liberté classique

Sur le plan de la forme, Haydn apporte quelques modifications notables durant la période rouge. La première consiste à ouvrir une symphonie par une introduction lente, sorte de lever de rideau avant que ne commence l’Allegro. Ce n’est pas vraiment une nouveauté : Haydn avait déjà débuté ainsi quelques symphonies, par exemple la Symphonie #6 «Le matin». Mais dans sa période rouge, il le fait de plus en plus souvent. Trois des six Symphonies parisiennes s’ouvrent par une intro lente et, des douze Symphonies londoniennes, une seule ne possède pas d’intro lente, la Symphonie #95 en do mineur. Du coup, cette intro confère aux œuvres une plus grande ampleur, donc aussi une plus longue durée (quoique à nouveau, Haydn cultive toujours la concision : ces symphonies dépassent rarement 30 minutes de durée). Habituellement, cette intro est «athématique», sans mélodie caractérisée sur laquelle elle s’attarderait : elle propose plutôt un discours morcelé, assez imprévisible, comme par exemple la longue intro de la Symphonie #104. Rarement, elle annonce un thème de l’Allegro qui s’y enchaîne : c’est le cas de la Symphonie #98 qui s’ouvre sur une version lente et pesante du thème de l’Allegro, une version en mode mineur, dans l’inusitée tonalité de si bémol mineur! Ce sont essentiellement ses «symphonies rouges» qui sont traitées ainsi, pas ses autres œuvres instrumentales. Par contre, les six Quatuors à cordes opus 71 / 74 possèdent des introductions. Elles sont brèves, et chacune est un modèle unique en son genre. Seule l’introduction du Quatuor opus 71 #2 est en tempo lent. L’intro du Quatuor opus 71 #1 consiste en six accords fortissimo; celle de l’opus 71 #3 se limite à un accord de tonique avec point d’orgue; celle de l’opus 74 #1 attaque non sur la tonique mais sur la dominante – audace que les commentateurs louent dans la Symphonie #1 de Beethoven, mais qui semble leur passer inaperçue chez Haydn! L’intro de l’opus 74 #2 est une sorte de fanfare joyeuse dans le tempo de l’Allegro. Les sauts d’octave du début de l’opus 74 #3 sont considérés comme une intro, mais ils sont intégrés à l’Allegro et font partie de la reprise.

Dans le style classique viennois, la forme de ces premiers mouvements est habituellement en deux parties, chacune devant être reprise : ces reprises sont indiquées par des signes spéciaux que l’on trouve au début et à la fin des sections. 
 Les interprètes devraient donc jouer ces reprises, ce qu’ils ne font pas tous ni toujours. Lorsqu’il y a une introduction, celle-ci précède les signes de reprise, donc l’intro n’est pas reprise. 
Mais Haydn ne donne pas dans les «recettes». Par exemple, l’introduction de la Symphonie #85 («La Reine») doit être reprise : il ne s’agit pas d’une erreur d’édition. Pourtant, aucun interprète ne le fait, sauf Nikolaus Harnoncourt, alors que c’est bel et bien ce que demande Haydn!
Haydn apporte une innovation formelle à ces premiers mouvements dans ses Symphonies londoniennes : il élimine la deuxième reprise, celle affectant la section B. Cette section étant devenue plus longue, développée et aventureuse, la musique qu’elle contient possède un élan dynamique tel et menant à la conclusion, que Haydn a jugé qu’une reprise briserait cet élan.
Domenico Scarlatti
Pour bien saisir tout cela, il me faut jargonner un peu, désolé! Mais ce n’est pas si compliqué, surtout si l’on écoute bien les œuvres. Cette forme AB avec reprises (avec ou sans intro) a été nommée «forme sonate» par les analystes. C’est la forme la plus sophistiquée du style classique viennois dont elle est en quelque sorte l’emblème. Mais en fait, cette forme provient directement des danses de l’époque baroque, les danses que l’on trouve notamment dans les Suites. Toutes les danses, sauf exception, des Suites de Jean-Sébastien Bach vont ainsi : deux parties avec reprises. Domenico Scarlatti (1685-1757) a composé 550 Sonates pour clavecin: toutes sont en une seul mouvement et de coupe AB avec reprises de ces deux parties.
Antonio Vivaldi a appliqué cette forme à tous les mouvements de ses Sonates pour violoncelle et basse continue qu’il a composées vers la fin de sa vie. Or Vivaldi a vécu ses années-là à Vienne, où il a rejoint une importante communauté italienne; sa musique y était appréciée et de ses partitions étaient jouées à la cour Esterhazy où Haydn sera engagé; or encore, les premières œuvres de Haydn contiennent bon nombre de traits «à la Vivaldi», du moins des traits italiens – et on retrouvera de tels «vivaldismes» jusque dans le premier mouvement de la Symphonie #104! La musique italienne, particulièrement celle de Vivaldi, me semble donc être une des principales sources de celle de Haydn. Dans sa jeunesse, Haydn avait suivi l'enseignement de Nicola Porpora, un Italien donc, qui fut son seul professeur de composition. Curieusement, cette filiation est rarement mentionnée, si seulement elle l’est. Sans trop exagérer, je pourrais même aller jusqu’à dire que Haydn fut l’héritier de Vivaldi.
Antonio Vivaldi (1678-1741)
Là, les analystes ont rendu les choses confuses. Cette fameuse «forme sonate» du style classique ne doit pas être confondu avec le «genre sonate». Forme sonate : on parle d’une forme, d’une structure formelle; Genre sonate : on parle d’une pièce portant ce nom mais qui n’est pas nécessairement en «forme sonate» - par exemple, une Sonate pour piano, ou une Sonate pour violon et piano, habituellement donc des œuvres pour un ou deux instruments. Mais la confusion ne s’arrête pas là! Bien après le décès de Haydn, de Mozart et d’autres représentants du style classique, les analystes ont fixé que la forme sonate est en trois parties, et non en deux. Avec le temps, ils ont baptisé la partie A d’exposition, et ils ont vu dans la partie B le développement suivi de la réexposition. Donc : exposition, développement, réexposition, soit trois parties. Ils ont donc fait abstraction des reprises. Pour eux, l’exposition présente les thèmes, les mélodies, du morceau; le développement est la section où le compositeur s’amuse avec ses mélodies : il les déconstruit, les varie, les fait moduler, etc., bref les transforme; la réexposition et la section qui, après ces «aventures», ramène les mélodies du départ. C’est là une vue de l’esprit : souvent Haydn continue à «développer» dans la réexposition qui n’est donc plus qu’une simple réexposition. Avec le temps, nos analystes ont cherché à détailler davantage la forme sonate. Ils ont décrété que l’exposition contient deux thèmes : le premier à la tonique et de caractère «masculin», le second à la dominante et de caractère «féminin». Bon, on trouve effectivement de cela. Sauf que plus on cherche à préciser et à détailler, plus nombreuses sont du coup les «exceptions»! Haydn aime n’utiliser qu’un seul thème dans l’exposition : ce n’est pas systématique (vive la fantaisie!), mais il le fait souvent. Le premier mouvement de symphonies «tardives» comme les #84, 88 et 104 (la dernière de Haydn) ne sont basés que sur un thème. Par contre, Mozart aime mettre plus de deux thèmes dans une exposition : il en met jusqu’à sept (!) dans le premier mouvement de son Concerto #25 pour piano et orchestre.
Carl Czerny (1791-1857)
Pour la chronologie, c’est Heinrich Christoph Koch qui en 1793 semble avoir inventé les termes développement et réexposition. Mais il faudra attendre Carl Czerny, en 1839 dans son Cours pratique de composition, pour que soit détaillé et fixé (sclérosé?) le concept théorique de forme sonate comme nous le connaissons depuis, en trois sections, suivi par son collègue Adolf Bernhard Marx. De tout cela, Haydn ne s’en souciait aucunement, sinon il y aurait à tout le moins fait allusion...
L’erreur de cette vision théorique est de croire qu’une forme musicale est une structure préétablie, voire une sorte de recette dont il «faut» suivre les règles avec «rigueur». Or jamais au grand jamais Haydn n’a conçu les choses ainsi. Pour lui, il s’agit de mouvement plus que de structure, et le mouvement est libre d’aller selon sa propre fantaisie. Jamais non plus Haydn n’a utilisé ces termes d’exposition, de développement et de réexposition. Le cadre théorique de la forme sonate n’a, je le souligne à nouveau, été fixé que des années après le décès de Haydn, en fait en pleine période romantique, et ce cadre a malheureusement transformé la forme sonate en un pur académisme, ce qu’il n’était absolument pas dans le style classique.
La véritable forme sonate classique, en deux sections AB avec ou sans reprises, se retrouve habituellement dans les premiers mouvements d’œuvres en trois ou quatre mouvements. Mais ce n’est pas systématique : dans ses Trios pour piano, violon et violoncelle, Haydn varie beaucoup la forme du premier mouvement. Le premier mouvement de ses Quatuors opus 76 #5 et #6 ne suit pas non plus la forme sonate: là, ce sont carrément des formes libres. Dans les concertos classiques (œuvres pour un instrument soliste dialoguant avec l’orchestre), le premier mouvement de forme sonate ne contient jamais de reprises. On réduit souvent le style classique à des schémas prémâchés alors, qu’en réalité, c’est un style plein de liberté et de fantaisie dans lequel les règles ne sont pas très contraignantes. C’est ce que soulignait Haydn lui-même dans ses propos cités plus haut : il n’a suivi que ses règles à lui, c’est-à-dire son inspiration et sa fantaisie. Et encore, selon ses propres mots, les dites règles ne concernent que l'harmonie. 
J'ajoute que même au niveau de la «grande forme», le style classique se permet une marge de liberté. Il est dit que les symphonies classiques sont en quatre mouvement. Il faudrait nuancer: elles comptent habituellement quatre mouvements. Mais les Symphonies de Johann Martin Kraus (1756-1792), un musicien que Haydn considérait comme génial, sont presque toutes en trois mouvements, sans Menuet. Si sa Symphonie funèbre compte bien quatre mouvements, ce sont tous des mouvements lents... Les six Symphonies opus 35 (1772) de Luigi Boccherini sont, elles aussi, en trois mouvements.
Il faudrait donc écouter et apprécier cette musique ainsi, telle que l’on conçue ses créateurs, et non pas avec de lourds carcans théoriques inadéquats dessinés des décennies plus tard! Vive la liberté classique!

Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public PD-US), sites commerciaux pour les pochettes de disques.